Les archives de la mairie de Corny sont riches en documents de toute sorte, témoignant de la vie du village au fil des siècles. Parfois des documents sont plus ou moins parlant, telle cette photographie - carte postale trouvée à l'intérieur d'un registre d'état civil...
Pas de légende sur cette photographie, pas de nom pour cette femme et l'enfant qui se tient à ses côtés, pas de tampon de la poste pour indiquer la date d'envoi... Il faut donc lire la correspondance au verso pour commencer l'enquête...
On y lit le texte suivant :
Cher frère et chère sœur,
Nous sommes très surpris de ne pas recevoir de vos nouvelles, voilà déjà un bon moment que nous vous avons écrit et nous n’avons pas eu de réponse. Nous sommes en bonne santé tous les trois et nous espérons que la présente vous trouvera de même.
Nous vous embrassons de tout cœur,
Lucien, Blanche et Marcel.
Je veux te montrer mon petit Marcel et le petit cheval. A[s] tu une écurie ?
La carte est adressée à :
Monsieur et Madame Gaston Dubord, Frenelles Boisemont par Ecouis
Grâce aux archives mises en ligne par les archives départementales, ici de l'Eure et de la Seine Maritime, il est possible d'identifier plus précisément les expéditeurs et destinataires de cette carte postale tout droit sortie des premières années du XXe siècle.
Les listes des recensements de Boisemont disponibles sur Internet vont nous permettre dans un premier temps d'en savoir un peu plus sur Gaston Dubord ou Dubort. On voit ainsi dans le recensement de 1911 :
Gaston Dubord, "né en 1887 à Bosquentin", y apparaît comme vivant seul et employé comme domestique par M. Hubin. Monsieur Victor Hubin (1860-1938), immigrant belge né en 1860 dans le Hainaut et
naturalisé français, habite au hameau de Frenelles à Corny, de l'autre côté de la route de Paris à Rouen cette fois. Il est
entrepreneur de battage. Il devient adjoint au maire du village de Corny en 1922 et le restera jusqu'à sa mort le 31
octobre 1938.
Les recensements étaient réalisés tous les 5 ans, mais furent interrompus à cette époque par la première guerre mondiale. Il faut donc attendre le recensement de 1921, après la guerre, pour retrouver Gaston Dubort à Frenelles Boisemont :
Cette fois, la commune de naissance indiquée est Bracquetuit, et Gaston n'est plus domestique mais chauffeur. Le nom de son employeur n'est pas indiqué, mais on le retrouve au recensement de 1926 ; c'est bien Victor Hubin dont il est le chauffeur, ce qui peut surprendre vu la taille de la voiture que ce dernier possède dans les années 1920 (elle figure au registre fiscal des véhicules à moteur de Corny en 1922) : une petite voiture 2 places appelée Zèbre et qui connut un grand succès commercial à sa sortie en 1915.
La nouvelle profession vient peur-être de sa condition physique, car Gaston Dubort a été blessé à la guerre. Grâce aux archives du département de Seine Maritime, on peut consulter sa fiche militaire. Ses blessures de guerre y sont notées, et on apprend ainsi qu'il fut intoxiqué au gaz à Verdun, et blessé aux deux mains par balle et par éclats d'obus ("E. O.") :
Sa fiche militaire nous confirme aussi qu'il est né à Bracquetuit (et non Bosquentin comme indiqué par erreur sur le recensement de Boisemont en 1911) en Seine Maritime, le 14 février 1887. En consultant les archives de l'état civil de cette localité sur le site des Archives Départementales de Seine Maritime, on trouve en effet son acte de naissance où le prénom Gaston est absent. Sur cet acte, on apprend qu'il épouse le 24 avril 1943 Franceline Florentine Quesnel ; il a alors 56 ans. Une dernière note dans la marge indique qu'il est décédé à Boisemont le 17 mars 1966.
Dans la mesure où la carte qui nous intéresse est adressée à Monsieur et Madame Dubort, et qu'à l'évidence elle est très antérieure à l'année 1943 et remonte plutôt au début du siècle, Gaston Dubort a du être marié une première fois... Le report des actes sur les registres d'Etat civil étant très aléatoire, il ne serait pas surprenant qu'un premier mariage n'ai pas été ajouté à son acte de naissance. La recherche "Gaston Dubort" sur le site Geneanet (https://www.geneanet.org/) donne en effet un résultat renvoyant vers un acte de mariage entre Gaston Albert Augustin né le 14 février 1887 à Bracquetuit (Augustin au lieu de Benjamin est sans doute une erreur de l'officier d'état civil) et Émilienne Léontine Victoire Courteaux, née à Nojeon le Sec (aujourd'hui Nojeon en Vexin) le 24 octobre 1881. On ignore combien de temps cette union dura, mais Émilienne Dubort n'est présente dans aucun des registres de recensement de Boisement. Son acte de naissance ne mentionne pas son mariage, seul son décès le 15 mars 1960 y est reporté. En revanche, les recensements de Boisemont nous en disent plus sur la situation maritale de Gaston Dubort, qui n'apparaît plus seul en 1931, mais avec dans son foyer Franceline Quesnel, "concubine" et la petite Madeleine, fille du couple née en 1927. Dans le recensement de 1936, on retrouvera le foyer agrandi avec un fils, Albert, né en 1934 :
Nous savons maintenant tout ce que nous pouvons savoir sur Gaston Dubort, le destinataire de cette carte postale. Qu'en est-il des expéditeurs ? La mention "Cher frère, chère sœur" laisse penser que Lucien est le frère de Gaston, ou Blanche la sœur d’Émilienne... C'est ici encore une fois le site Geneanet qui va nous apprendre qu’Émilienne a une sœur cadette, née en 1885, et qui a épousé à Saint-Aubin-lès-Elbeuf en 1907 un certain Lucien Octave Druel, né le 11 février 1882. Les archives en ligne de la commune de Saint-Aubin-lès-Elbeuf s'arrêtent malheureusement en 1902, et il n'est pas possible de connaître la descendance du couple. Toutefois, la fiche militaire de Lucien Druel, qui contient ses adresses successives, d'une part, et les recensements accessibles en ligne, d'autre part, nous permettent d'en savoir plus sur le ménage Druel-Courteaux, que l'on retrouve au 59 rue du Neubourg à Elbeuf en 1921 :
puis à Saint-Pierre-Lès-Elbeuf en 1926 :
On apprend grâce à ces archives que le petit Marcel est né en 1910, la photographie peut donc être datée de 1912 ou 1913 ; il est apprenti électricien en 1926, à l'âge de 16 ans. Lucien Druel, quant à lui, est ouvrier imprimeur à l'imprimerie Allain et Cie, il est peut-être présent sur cette carte postale ancienne ci-dessous. Enfin Blanche Druel est "soigneuse" pour un employeur appelé Mazurel. Il pourrait peut-être s'agir des établissements de bonneterie Masurel qui s'installent près d'Elbeuf entre les deux guerres, et il faudrait alors lire soyeuse et non soigneuse ?...
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Carte postale ancienne de l'Imprimerie Allain, [1920], (c) Delcampe.net
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Ce long article pour une simple photographie d'une femme inconnue et son enfant témoigne de la richesse des archives disponibles en ligne et qui permettent, à partir de très peu d'éléments, de retrouver une multitude d'informations sur ces inconnus... qui n'en sont plus tout à fait désormais.